19
Attablé à son bureau, Tavalisc relut l’édit, trempa sa plume dans l’encrier et apposa avec emphase sa signature au bas de la feuille.
« Gamil ! » appela-t-il.
Son assistant, qui attendait à la porte, arriva aussitôt.
« Oui, Votre Éminence.
— Je viens de signer l’édit interdisant aux chevaliers l’entrée de Rorne. » Tavalisc indiqua le document sur son bureau, puis tourna son attention vers les pâtisseries posées sur un plateau à côté de lui. Il les scruta attentivement, humant leur arôme subtil. Elles étaient cuites exactement à son goût, frites dans une mince couche d’huile, sans épices ou autres embellissements pour masquer leur saveur délicate.
« Voilà qui va certainement fâcher nos amis de Valdis.
— C’est bien mon intention, Gamil. Je suis las de les voir interférer avec le commerce de Rorne. La semaine dernière, ils ont encore arraisonné un de nos bateaux et l’ont retenu en mer deux jours durant, le temps de le fouiller de la cale jusqu’au mât. Toute sa cargaison de poissons a été perdue. » Tavalisc entreprit de choisir une pâtisserie.
« Par-dessus le marché, les chevaliers sèment le trouble dans la cité en racontant partout que je suis corrompu et que je n’ai aucune relation avec Dieu. Tyren joue un jeu dangereux, il est plus que temps qu’il découvre la puissance de ses adversaires. » Tavalisc pressa une pâtisserie entre ses doigts, exprimant un jus pâle qui lui dégoulina sur les phalanges et dont quelques gouttes tombèrent sur sa robe. Il jeta à Gamil un regard accusateur.
« Et s’ils se livrent à des représailles, Votre Éminence ?
— Les chevaliers de Valdis, des représailles ? J’en doute, Gamil. Ils vont plutôt se réunir, convoquer des assemblées et nous adresser une lettre de condamnation. Ils sont incapables d’une action rapide. Allons, il leur a fallu un siècle juste pour décider où construire leur maudite cité. » Tavalisc tendit la main et sélectionna la plus grosse pâtisserie. « Non, Gamil, ils ne feront rien.
— Dans ce cas, pourquoi Votre Éminence a-t-elle signé cet ordre ?
— C’est pourtant évident. » L’archevêque fourra la pâtisserie dans sa bouche. Il la fit d’abord rouler sur sa langue, appréciant sa texture caoutchouteuse, puis la creva d’un coup de dents, laissant le jus délectable couler sur sa langue et dans son gosier. « J’entends amorcer une tendance. Ne voyez-vous pas, Gamil, que les lieux où les chevaliers sont bienvenus se réduisent jour après jour, que dans le Sud, plus personne ne fait confiance à Valdis ? Tantôt ils se comportent comme des fanatiques dangereux, tantôt ils raflent des marchés en cassant les prix. Nous serons les premiers à oser nous débarrasser de ces hypocrites vertueux. Une fois que Rorne aura ouvert la marche, d’autres cités suivront : Maries, Camelie, Toulay, elles voudront toutes nous emboîter le pas. Avant peu, les chevaliers de Valdis verront leur marge de manœuvre dans l’Est sérieusement restreinte. » Tavalisc jeta au feu les pâtisseries restantes.
« Oserai-je demander à Votre Éminence pourquoi elle s’oppose si farouchement aux chevaliers ? »
Tavalisc tapota délicatement la tache sur sa robe. « Vraiment, Gamil, votre manque de clairvoyance me laisse pantois. Tyren cherche à contrôler toutes les routes marchandes. Les chevaliers ne se contentent plus du commerce terrestre et fluvial ; ils visent désormais celui de la mer.
— Mais je pensais que les chevaliers veillaient uniquement à garantir la bonne circulation des biens ?
— Oui, oui. Autrefois, ils offraient leur escorte aux marchandises – et ils le font toujours, si ce n’est que le coût de leur protection est devenu si élevé que les marchandises finissent hors de prix une fois sur le marché. C’est là que les chevaliers raflent la mise ; les biens qu’ils transportent directement sont moitié moins chers. Dans le Nord, on s’imagine que Rorne gonfle ses tarifs tandis que Valdis lutte pour maintenir les siens au plus bas. »
Tavalisc préleva une orange dans le bol de fruits placé à portée de sa main. « Je me méfie de Tyren comme de la peste. Il est trop ambitieux. Il s’est déjà acoquiné avec le duc de Brennes pour étendre son influence dans le Nord ; on ne peut pas lui permettre de nouer de semblables amitiés dans le Sud.
— Si les chevaliers sont chassés de toutes les cités orientales, Votre Éminence, cela risque de déclencher une guerre.
— C’est là un sujet que nous traiterons le moment venu – s’il y a lieu, soupira l’archevêque en arrachant la peau de son orange.
— À propos de chevalerie, Votre Éminence aimerait peut-être avoir des nouvelles de notre chevalier ?
— Allez-y, l’encouragea l’archevêque en mordant son orange à pleines dents.
— Eh bien, il a quitté la cité voilà près d’une semaine. Il se dirige actuellement vers le nord, à pied.
— A-t-il toujours le gamin à ses basques ?
— Apparemment, oui, Votre Éminence. »
Tavalisc étudia le bol de fruits, se demandant lequel il mangerait ensuite. « Vous pouvez vous retirer, Gamil ; mais avant, j’aurais une petite faveur à vous demander.
— Certainement, Votre Éminence. »
L’archevêque dégrafa sa robe. « Voulez-vous essayer de faire disparaître cette tache de graisse ? Si vous n’y parvenez pas vous-même, vous n’aurez qu’à retenir le coût du nettoyage sur vos gages. »
Taol arriva dans un petit bourg – quelques commerces, une écurie, une forge et une taverne. Ayant marché à un rythme soutenu ces derniers jours, il n’était pas mécontent de la distance qu’il avait couverte. Rorne se trouvait loin derrière lui désormais. Le paysage se modifiait : les bourgs se faisaient moins nombreux, plus petits, la route n’était plus qu’une piste de terre et Taol y croisait de moins en moins de monde. Les montagnes culminaient dans le lointain, pâles et indistinctes.
Midi approchait. Taol décida de s’arrêter à la taverne locale – il avait bien mérité une petite pause. Il avait la gorge sèche, et la perspective d’une bonne bière l’égayait considérablement.
Une fois dans l’établissement, il déchanta immédiatement : cela n’avait rien d’une auberge de bord de route chaleureuse et joviale. Les lieux étaient déserts, à l’exception de deux hommes assis dans un coin qui jouaient à la main basse. Aucun feu ne brûlait dans l’âtre, la paille répandue au sol était crasseuse et une odeur de viande pourrie flottait dans l’air. Taol allait repartir quand une femme émergea de derrière le bar et lui bloqua la sortie.
Taol se sentit obligé de commander une chope. La femme lui lança une œillade provocatrice, puis s’éloigna. Elle revint quelques instants plus tard avec une bière mousseuse qu’elle posa sur la table ; ses doigts s’attardèrent au-dessus de la chope. « Où vas-tu ainsi, beau blond ? » Taol ne pouvait nier qu’elle était séduisante, avec ses rondeurs agréables et son joli petit nez retroussé. Mais ses yeux restaient froids en dépit de son sourire.
« Vers le nord.
— Toulay ? J’ai une cousine là-bas qui prétend que la seule chose convenable à Toulay, c’est la nourriture. Ils ont des crabes et des homards gros comme sa tête, à ce qu’elle dit. Et laisse-moi te dire que ma cousine a vraiment une grosse tête ! » La femme rit à sa propre plaisanterie, d’un rire aigu dénué de chaleur.
« Je ne pense pas m’y arrêter. » Taol n’avait aucune intention de s’étendre sur ses projets.
« Tu veux manger un morceau, une tranche de tourte, un bol de ragoût ? » La femme se pencha pour exposer la profondeur de son décolleté.
« Non.
— Ta bourse est à sec, c’est ça ? » La fille se recula, retirant ses faveurs.
« J’ai déjà mangé, tout simplement.
— Tu voyages seul ?
— Oui. » Taol remarqua le regard scrutateur qu’elle lui lança.
« Tu n’emportes pas grand-chose pour un homme censé aller au-delà de Toulay. »
À l’évidence, elle cherchait à lui soutirer des informations. Voyant qu’il ne réagissait pas à sa dernière remarque, la femme battit en retraite derrière le bar. Tout en sirotant sa bière, Taol vit un homme émerger de l’arrière-salle pour venir discuter avec la serveuse à voix basse. La femme regarda plusieurs fois dans sa direction. Décidant qu’il était temps de partir, Taol termina sa chope et marcha jusqu’à la porte. Il vérifia ostensiblement son long-couteau en traversant la pièce – mieux valait éviter les ennuis autant que possible.
Taol fut heureux de se retrouver dehors ; le soleil brillait, l’air était frais. Le chevalier se mit à suivre la route de terre qui menait hors du bourg en direction du nord, sifflant un air que lui avait appris Carvor à bord de l’Anguille sous roche – une chanson paillarde qui vantait la vigueur, la bravoure, le charme et les prouesses sexuelles des marins. Guère doué pour le chant, Taol se contentait de siffloter la mélodie.
Il n’avait pas quitté le bourg depuis longtemps quand ils lui tombèrent dessus. Il y était préparé, et sa lame jaillit en un éclair. Ses agresseurs étaient au nombre de trois – les hommes de la taverne. L’un d’entre eux voulut le jeter au sol. Taol fit volte-face et le frappa au ventre. Il rata son coup, sentit une lame lui entailler le bras ; de fureur, il lança son poing. Cueilli dans les côtes, l’homme recula en titubant mais resta debout. Taol se tourna vers le deuxième et l’encouragea à tenter sa chance au couteau. Son attaquant se fendit, exposant son buste ; Taol esquiva et le poignarda en pleine poitrine ; il sentit sa lame s’insinuer entre les côtes. Son adversaire bascula en arrière.
Un coup violent frappé derrière les genoux le fit trébucher en avant ; Taol lutta pour conserver l’équilibre. Tout en pivotant il vit que le troisième homme brandissait un long gourdin. Le premier revenait de son côté à l’attaque avec son couteau, et Taol fut contraint de s’occuper de lui en priorité. Un grand coup de gourdin sur l’omoplate le projeta au sol. Ses deux agresseurs s’approchèrent.
Soudain, quelqu’un bondit sur le dos du premier homme – Taol n’en demandait pas davantage. Celui au gourdin détourna la tête quelques secondes, qui suffirent au chevalier pour bondir sur ses pieds et lui plonger son long-couteau dans les entrailles. Taol l’acheva puis se retourna vivement vers le premier homme, qui tentait de se débarrasser de son assaillant. Taol lui cingla les flancs avec sa lame avant de l’éliminer d’un coup en plein cœur.
Le gamin applaudit, en sautillant d’excitation.
Taol dut attendre d’avoir repris son souffle avant de parler. « Que fichais-tu par ici, au nom de Bore ? » Il se frotta l’omoplate. Elle lui faisait mal mais ne semblait pas brisée.
« Facile. Je te sauvais la vie, tiens ! » Chipeur avait un sourire triomphal. Taol s’éloigna de quelques pas, toujours à la recherche de son souffle.
« Le premier s’est sauvé, tu sais. Je l’ai vu ramper dans les buissons. » Le gamin attendait une réponse. Ne voyant rien venir, il insista. « Tu ne l’achèves pas ? »
Taol secoua la tête, encore essoufflé. Il se laissa tomber sur le bord de la route. « Tu étais supposé regagner Rorne.
— Heureusement que je ne t’ai pas écouté. » Taol ne pouvait nier que l’intervention de Chipeur lui avait peut-être sauvé la vie.
« Quelle folie t’a pris de sauter sur un homme armé ? Tu aurais pu te faire tuer. » Taol essuya sa lame avec une poignée d’herbe.
« Je n’ai pas réfléchi. Tu avais des ennuis, et j’ai foncé. Je ne suis pas un lâche ; je me suis souvent battu, à Rorne. »
Taol balaya les environs du regard. Il n’y avait personne en vue, mais mieux valait partir s’il ne voulait pas qu’on le découvre entre deux cadavres. Il jeta un coup d’œil vers le gamin en se demandant ce qu’il allait faire de lui. Sa décision prise, il s’éloigna sur la route.
« Viens, petit, lança-t-il. Il ne faut pas rester ici.
— Pars devant, lui cria Chipeur. Je te rejoins dans une minute. »
Peu après, le gamin le rattrapait, tout essoufflé d’avoir couru.
« Que fabriquais-tu ?
— Oh, des bricoles.
~ Quel genre de bricoles ?
— Un peu de prospection. » Le gamin haussa les épaules.
« Qu’entends-tu exactement par « prospection” ? insista Taol, à bout de patience.
— J’ai simplement fouillé les corps pour regarder s’ils avaient des objets de valeur sur eux. » Voyant l’expression désapprobatrice de Taol, le gamin s’expliqua plus longuement. « Eh bien, sachant que tu es un chevalier, probablement trop honorable pour faire les poches d’un mort, je m’en suis chargé moi-même.
— Donne.
— C’est moi qui l’ai trouvée, protesta Chipeur.
— Donne ! »
Le gamin sortit une bourse de son gilet et la tendit à Taol. « Six pièces d’argent et une d’or, annonça-t-il fièrement.
— Rien d’autre ? »
Le gamin pesa soigneusement sa réponse. « Rien qui vaille la peine d’en parler.
— Je ne veux plus te voir détrousser de cadavres, petit, surtout ceux des gens que tu n’as pas tués toi-même.
— Que comptes-tu faire de l’argent ?
— Je vais le garder. J’en aurai besoin, avec toi à mes basques. » Taol vit le gamin s’illuminer de joie puis reprendre ses manières nonchalantes.
« Je te l’avais dit, Taol, l’argent n’est pas un problème avec moi.
— Écoute, Chipeur. » Taol devint très sérieux. « Nous ne partons pas pour une grande et belle aventure. C’est un rude voyage qui nous attend : une mauvaise route, du mauvais temps et, pour finir, plus de route du tout. Tu as vu aujourd’hui ce qui guette les voyageurs innocents. Je ne peux pas garantir ma propre sécurité, encore moins celle d’un gamin à la tête dure. J’admets avoir une dette envers toi, et c’est en partie pour cette raison que je te laisse venir ; mais un jour viendra peut-être où tu regretteras ma façon de te rembourser. »
Le jour touchait à sa fin ; le soleil rougeoyait à l’occident, et la brise apportait les premières fraîcheurs du soir. Taol décida de continuer à marcher pendant une partie de la nuit. Non seulement il avait du retard à combler, mais il en profiterait pour prendre la mesure du gamin.
Madame Gralle se préparait à descendre pour le dîner. Elle s’appliqua une généreuse couche de poudre de plomb sur le visage puis écrasa deux canneberges entre ses doigts pour s’en frotter les joues. Sans doute n’était-elle plus aussi jeune qu’autrefois, mais elle demeurait un beau brin de femme. Elle passa ses robes en revue, réfléchissant à celle qu’elle allait porter. Elle se décida pour la plus simple, la bleue – la soirée s’annonçait calme. Sa sœur installée à Brennes lui avait souvent reproché de galvauder de belles toilettes dans des soirées peu fructueuses.
« Madame Gralle, madame Gralle ! » Sa servante fit irruption dans la chambre.
— Qu’y a-t-il, espèce d’idiote ?
— Oh, madame Gralle, une grande nouvelle ! » Keddie était rouge d’excitation.
« Si tu ne parles pas à l’instant, ma fille, je te fais donner les verges. Maintenant calme-toi et raconte-moi ce qui se passe.
— Messire Maybor est en ville, accompagné de son fils et d’une petite troupe.
— Une grande nouvelle en vérité, Keddie. Tu as bien fait de me prévenir. » Les yeux de madame Gralle se plissèrent d’avidité. Messire Maybor était notoirement l’homme le plus riche des Quatre Royaumes, bien connu également pour ses appétits considérables en matière de femmes et de boisson. Madame Gralle estimait de son devoir de veiller à lui prodiguer les deux en abondance et au prix fort pendant son séjour.
Bien que les terres de Maybor s’étendissent non loin à l’est, madame Gralle ne se rappelait pas l’avoir déjà vu s’arrêter à Duvitt. « Où compte-t-il descendre, Keddie ? » Madame Gralle avait un arrangement avec la plupart des aubergistes de la ville.
« Mais, ici même.
— Bien, bien. Viens m’aider à enlever cette robe, Keddie. Je porterai la verte ce soir ; c’est la couleur qui me convient le mieux. »
Une fois habillée, elle chargea Keddie de brosser sa plus belle perruque. « Tout doux, ma fille ! lui jeta-t-elle sèchement. Tu n’es pas en train d’étriller un cheval. »
Une fois sa perruque en place, elle ordonna à sa servante de préparer ses deux filles. « File, Keddie, et assure-toi que leurs corsages sont correctement lacés. Je veux voir des poitrines hautes et des tailles étroites. Laisse flotter les cheveux de Willa – cela dissimule la vilaine tache qu’elle a dans le cou. Oh, encore une chose : dis-leur de rester en haut jusqu’à ce que je les appelle. J’entends d’abord appâter messire Maybor par une description de leurs charmes. L’anticipation joue un rôle décisif dans ce genre d’affaires. »
Après le départ de Keddie, madame Gralle descendit dans la taverne. Il était un peu tôt, mais elle avait hâte de s’assurer la meilleure table, à bonne distance de la lampe la plus proche. Ses dernières filles, malheureusement, gagnaient à demeurer un peu dans l’ombre. Une fois attablée, elle se commanda du vin bon marché et se prépara à attendre.
Elle n’eut pas à patienter longtemps. On entendit des éclats de voix, la porte de l’auberge s’ouvrit et un groupe d’hommes entra. Ils étaient transis, mouillés et réclamèrent la serveuse à grands cris. Madame Gralle remarqua immédiatement leurs beaux habits. L’un d’entre eux se détachait du lot ; il avait le port altier que seules confèrent la haute noblesse et la richesse. Ses robes étaient cramoisi et or, et son manteau doublé d’hermine. Sa voix sonna haut et fort quand il commanda à manger et à boire, mais sa respiration sifflante n’échappa point à l’oreille fine de madame Gralle.
Madame Gralle nota avec satisfaction que la troupe consommait ce que l’auberge pouvait offrir de mieux : venaison rôtie, saumon fumé, faisan grillé, sans parler du tonnelet de lobanfern rouge que le tenancier avait dû faire rouler depuis le cellier. Madame Gralle connaissait au dernier sou de cuivre près le coût des différents breuvages que proposait l’auberge ; le lobanfern rouge était de loin le plus coûteux.
Elle observa la troupe devenir de plus en plus bruyante, à mesure que la boisson déliait les langues et réchauffait les visages. Enfin, décidant qu’il était temps d’agir, elle se leva, lissa ses jupes et s’approcha de leur table.
« Messires, je vous souhaite une excellente soirée. » Tous les hommes se tournèrent vers elle. « J’espère que vous appréciez le repas. Je tenais à faire savoir à ces gentilshommes que nous avons aussi quelques morceaux de choix plus savoureux que ceux qui figurent au menu. » Les convives, saisissant aussitôt l’allusion, se mirent à marteler la table avec leurs chopes.
« Quels morceaux as-tu à nous offrir, femme ? cria celui qu’elle savait être messire Maybor. J’espère qu’ils ne trempent pas dans la marmite depuis aussi longtemps que toi ! » Les hommes s’esclaffèrent bruyamment. Madame Gralle se sentit pour le moins insultée mais n’en laissa rien voir.
« Laissez-moi vous assurer, beau sire, que mes petits morceaux sont jeunes et tendres, gras et bien épicés. » Des rugissements chaleureux accueillirent sa réponse.
« Tu sais t’y prendre pour mettre un homme en appétit, apprécia le seigneur.
— D’après mon expérience, messire, cela ne réclame guère de savoir-faire. » Les hommes rirent de plus belle ; madame Gralle comprit que la partie était presque gagnée.
« Dis-moi, femme, où caches-tu ces tendres morceaux ?
— Des morceaux aussi tendres doivent être gardés sous clef, sous peine d’être mangés avant leur heure.
— Les appétits d’un homme ne se réveillent vraiment que lorsqu’il voit ce qu’il va dévorer. »
Les paroles du seigneur furent ponctuées de « aye ! » enthousiastes.
Madame Gralle jugea qu’il était temps de faire descendre ses filles. Elle adressa un signe de tête au garçon de salle, qui se hâta de grimper les escaliers. Elle profita du bref intervalle pour souffler discrètement quelques chandelles, puis reporta son attention sur les convives, percevant tout l’intérêt qu’elle avait à les encourager à boire davantage. « Oserai-je porter un toast ? lança-t-elle.
— Les dames n’ont pas le droit de porter des toasts, rugit l’un des hommes.
— Alors, nous ne risquons pas d’enfreindre les règles en laissant faire celle-ci. » Les hommes éclatèrent de rire. Madame Gralle se joignit à eux ; seul un léger plissement de paupières trahissait son état d’esprit.
Quelques instants plus tard, ses filles apparaissaient au bas de l’escalier. Madame Gralle les examina d’un œil critique. Keddie avait bien travaillé. Quand elle aperçut les filles, la petite troupe applaudit bruyamment, leur criant de s’approcher et de venir boire à sa table. Les deux filles regardèrent en direction de madame Gralle, laquelle secoua presque imperceptiblement la tête et leur ordonna, d’un froncement de sourcils, d’aller s’asseoir à la table qu’elle avait choisie plus tôt.
Quand les hommes comprirent que les filles ne se joindraient pas à eux, ils huèrent, sifflèrent et martelèrent la table avec leurs chopes.
« Fais venir tes filles par ici, femme, ordonna le seigneur.
— Nous préférons nous asseoir un moment entre nous, messire. Nous aurons toutefois plaisir à accepter les rafraîchissements que vous voudrez bien nous offrir. » Le seigneur ordonna en grommelant qu’on remplisse un pichet à l’intention des filles. Le petit cœur de madame Gralle en palpita d’excitation. Un plein pichet de lobanfern rouge !
Elle retourna à sa table, où les filles étaient sur le point de se servir un verre de vin hors de prix. « N’y pensez même pas, siffla-t-elle. Le garçon de salle va procéder à la substitution dans une minute ; vous boirez le pichet qu’il vous apportera. » Madame Gralle n’allait pas laisser passer l’occasion d’un petit bénéfice en revendant le lobanfern rouge au tavernier.
Les hommes continuèrent à siffler et à appeler les filles, levant leurs chopes et beuglant chaque fois que l’une d’elles regardait dans leur direction. Avant peu, messire Maybor s’approcha de leur table, un pichet à la main. « J’ai pensé que ces dames seraient peut-être en manque de rafraîchissements. »
Il s’assit entre les deux donzelles, admirant leurs appâts. « Oh ! oh ! femme, quels beaux morceaux nous avons là. » Il pressa la cuisse de l’une des filles, tout en plongeant son regard dans la robe de l’autre. « Jolis morceaux, en vérité. » Madame Gralle en profita pour renverser le mauvais vin comme par inadvertance.
« Oh, mon Dieu ! Quelle maladroite je fais, un vin si délicieux ! »
s’écria-t-elle en faisant mine d’éponger le breuvage avec son mouchoir. Le seigneur cria qu’on leur apporte un autre pichet. Madame Gralle eut un grand sourire ; cette soirée s’annonçait déjà très lucrative.
Le vin arriva, bientôt suivi du reste de la troupe. Les hommes traînaient leurs chaises autour de la table et buvaient comme des trous. Madame Gralle jeta un regard sévère à ses filles, au cas où elles auraient voulu les imiter. Le seigneur contempla l’assemblée avec bienveillance puis glissa un mot à l’oreille de madame Gralle. Tous deux quittèrent discrètement la table.
« Allons, femme, dis-moi ton prix.
— Eh bien, messire, pour les deux filles… » Madame Gralle fit semblant de réfléchir, prit une grande inspiration et se jeta à l’eau. « Cinq pièces d’or ! » Le seigneur n’hésita pas.
« Conclu ! » Il regarda ses compagnons. « Mes hommes chevauchent sans relâche depuis cinq jours ; ce n’est pas cher payé pour d’aussi séduisantes distractions. »
Madame Gralle tiqua. Pas cher payé ! Elle se maudit intérieurement ; elle aurait pu lui extorquer bien davantage ! Le seigneur retournait déjà vers la table. Histoire de le retenir le temps d’imaginer une raison plausible de revoir son prix, elle lui lança : « Dites-moi, messire, quelles affaires peuvent bien amener un aussi grand seigneur à Duvitt ? » Il hésita une seconde, puis lui fit signe de s’asseoir à une table isolée. Lui-même prit une chaise à côté d’elle, si près qu’elle pouvait sentir son haleine avinée quand il lui répondit :
« Tu m’as l’air d’une femme qui connaît tout le monde par ici. » Madame Gralle hocha la tête. « Si des personnes inconnues arrivaient en ville, je suppose que tu le saurais ?
— Certainement, messire. » Elle était prête à répondre par l’affirmative à tout ce qu’il dirait.
« Je suis sur les traces d’une fille. Je me suis laissé dire quelle serait passée par ici.
— Qui est cette fille ?
— Cela ne te concerne pas. » La voix du noble était cinglante. « Je dois la retrouver.
— Décrivez-la-moi. » Les paroles de madame Gralle étaient empreintes de compréhension. Au ton âpre de son interlocuteur, elle devinait que la fille avait dû lui dérober quelque chose – à moins qu’elle ne lui ait donné les ghones.
« Elle va sur son dix-huitième été. Elle est grande pour une fille, avec de longs cheveux bruns et des yeux bleu foncé.
— Porte-t-elle des marques – de naissance, ou de vérole ? » Le cœur de madame Gralle se mit à battre plus fort. La description de la fille correspondait trait pour trait à la coquine qu’elle avait hébergée et nourrie quelques semaines plus tôt – l’ingrate Melli.
« Elle n’a aucune marque. Sa peau est lisse et blanche.
— Y a-t-il une récompense pour d’éventuels renseignements ? » De toute évidence, la fille qu’il cherchait était Melli de Grandbois.
« Que sais-tu d’elle ? » questionna le noble. Il avait le ton d’un homme pressé de retrouver et de punir, jugea madame Gralle.
« Une fille correspondant à votre description est arrivée en ville voilà deux semaines environ. J’ai recueilli la pauvresse sous mon toit, à mon grand regret. J’ai engagé des frais pour elle, croyant qu’elle pourrait travailler avec moi. Par Bore, comme je me suis trompée ! C’était une mauvaise fille. Elle m’a trahie, elle a volé une de mes robes, un cheval, et agressé un de mes bons amis. Bien entendu, nous avons réussi à rattraper cette petite grue et j’ai veillé personnellement à ce qu’elle soit fouettée. »
À peine avait-elle fini de parler que le seigneur l’agrippait brutalement par le poignet. « Comment s’appelait cette fille ? » Sa voix était lourde de colère ; madame Gralle commença à avoir peur.
« Melli. Elle a dit qu’elle s’appelait Melli. »
Le seigneur lui fracassa le poignet contre la table avec une telle violence qu’elle entendit les os se briser. Madame Gralle quêta désespérément de l’aide autour d’elle. L’aubergiste et le garçon de salle détournèrent les yeux.
« Qu’est-il advenu d’elle ? gronda le noble d’une voix furibonde.
— Je l’ignore, messire. » Les larmes lui vinrent aux yeux. Quand le seigneur lui écrasa de nouveau le poignet, la souffrance lui traversa tout le bras. Elle vit qu’un os avait percé la peau. « Alors qu’on lui donnait le fouet, une troupe d’hommes en armes est arrivée et l’a emmenée. » Madame Gralle était au bord de l’hystérie. « Je ne l’ai pas revue depuis, je vous le jure.
— Dans quelle direction ces hommes sont-ils partis ? » Le seigneur lui frotta son poignet brisé contre la table.
« Ils sont partis dans la forêt, vers l’ouest. » Avec horreur, madame Gralle vit le seigneur prendre à son doigt une bague ornée d’une pierre énorme et la presser contre sa bouche. Elle sentit le baiser froid de la pierre. D’un geste brusque, il poussa la bague en avant, avec une telle force qu’il lui délogea les dents de devant. Elle se mit à hurler de manière hystérique comme le sang coulait sur son menton et ses seins. Le seigneur se détourna et quitta la salle, faisant signe à ses hommes de le suivre.
Madame Gralle s’affala contre la table, secouée de sanglots, répandant son sang sur le bois. Pas un client de la taverne ne vint l’aider.
Entendant quelqu’un approcher, Jack se recula dans la pénombre et retint son souffle pendant qu’un homme passait devant lui – Craupe, à en juger par son ombre. Il attendit plusieurs minutes, le corps plaqué contre la pierre humide, avant de se mettre en marche. Le jeune homme avait patienté plusieurs jours dans le dédale froid et obscur des sous-sols du château, sans se faire remarquer. Il se dirigeait à présent vers le tunnel. Ce soir, il allait tenter de découvrir où Melli était retenue.
Jack glissa son épée dans sa ceinture et se rendit dans la salle oblongue à l’entrée des souterrains. Jetant un coup d’œil dans le tunnel, il aperçut une lueur au loin qui commençait à s’estomper. Apparemment, Craupe était en route pour le refuge. Jack pénétra dans le tunnel et suivit la lumière.
Quelque temps plus tard, il finit par émerger du passage. Ne voyant aucun signe de Craupe, il s’enfonça avec prudence dans les galeries sombres et sinueuses en s’efforçant de retrouver le chemin de son ancienne cellule. Chacun de ses pas résonnait bruyamment à ses oreilles ; à chaque tournant, il craignait de se faire repérer.
Finalement il s’arrêta devant une porte verrouillée de l’extérieur, attentif au moindre bruit pouvant venir de l’autre côté. Comme il n’entendait rien, il tira le verrou et pénétra dans la pièce.
Une fois à l’intérieur, il alluma sa chandelle et regarda autour de lui. Il découvrit une pièce confortablement meublée d’un lit, d’une baignoire et d’un assortiment de tables et de chaises. Différents vêtements s’étalaient sur le lit : une chemise de nuit et des robes de femme. Un bol d’eau de rose était posé sur l’une des tables. Une pile de chiffons crasseux posée dans un coin retint l’attention de Jack, qui alla l’examiner de plus près. Ses soupçons furent confirmés lorsqu’il en extirpa une robe rouge, sale et en lambeaux – celle de Melli. La jeune fille avait donc été retenue dans cette pièce. Où se trouvait-elle maintenant ? Il pria pour qu’elle n’ait pas été assassinée.
Jack retourna entièrement la pièce, à la recherche d’indications sur le sort de Melli. N’en trouvant aucune, il décida de s’en aller. Mais en sortant, il fut abasourdi de voir Craupe émerger du mur du tunnel – ce même mur devant lequel il était passé quelques minutes plus tôt. Le jeune homme referma vivement la porte, ne laissant qu’un mince espace à travers lequel glisser un regard. Il put ainsi voir Craupe palper la pierre et, quelques secondes plus tard, le mur se remettre en place. Le colosse s’éloigna dans le tunnel.
Jack sortit de la chambre et remit soigneusement le verrou. Venant se placer à l’endroit exact où Craupe s’était tenu, il imita le geste qu’il l’avait vu faire. Il appuya les paumes bien à plat et effleura la pierre. Rien. Jack devenait nerveux ; plus longtemps il restait là, plus il avait de chances de se faire surprendre. De frustration, il cogna le mur avec son poing – et sentit quelque chose céder. Le mur s’effaça en grondant, laissant apparaître l’entrée. Bien que tenté de s’engouffrer à l’intérieur, Jack palpa méticuleusement la pierre qu’il avait cognée et finit par trouver une minuscule protubérance, à peine discernable… le mécanisme d’ouverture. Jack franchit le passage.
Il déboucha dans une grande pièce. Avant toute chose, il lui fallait refermer le mur afin de pouvoir examiner les lieux sans être dérangé. Cherchant à l’endroit où lui-même aurait installé le mécanisme, il fut récompensé par le contact d’une minuscule saillie rocheuse ; il appuya dessus, et le mur revint en place.
Jack jeta un regard circulaire dans la pièce. Elle était bien éclairée ; plusieurs chandelles y brûlaient encore. Il vit quelques chaises, une grande table sur laquelle se trouvaient différents objets et, surtout, une porte dans le fond de la pièce. Il plaqua son oreille contre le bois sans rien entendre. La porte comportait une serrure, Jack se doutait qu’elle ne s’ouvrirait pas ; lorsqu’il tourna malgré tout la poignée – en vain –, il crut entendre un mouvement de l’autre côté. « Melli, appela-t-il doucement.
— Qui est là ? » lui répondit-on dans un souffle. Jack fut parcouru d’un frisson en reconnaissant la voix.
« Melli, c’est moi, Jack.
— Jack, est-ce vraiment vous ? » La voix était plus forte, cette fois.
« Oui, je suis venu vous sortir de là. Savez-vous s’ils gardent une clef dans cette pièce ?
— Non, je ne crois pas. Craupe et Baralis portent leurs clefs sur eux en permanence. »
Jack testa la porte. Elle semblait solide, de même que la serrure. « Reculez-vous, Melli. » Il frappa du pied dans le battant, de toutes ses forces. Le vacarme fut terrible mais la porte ne céda pas. Il essaya encore, et encore, jusqu’à ce qu’elle finisse par faiblir ; un ultime coup de pied et le bois vola en éclats autour de la serrure.
Melli jaillit dans la pièce pour se jeter au cou de Jack. « Vous avez réussi ! Vous avez réussi. » Assez vite, elle recouvra son sang-froid et se détacha de lui. « Je vous croyais à plusieurs lieues d’ici.
— Je ne pouvais pas m’enfuir en vous sachant prisonnière. » Jack évitait le regard de Melli. Il se sentait ridicule. Le jeune homme ramena nerveusement ses cheveux en arrière, soudain très soucieux de son apparence. Que devait-elle penser de lui ? Il était sale, ébouriffé, les vêtements maculés de sang. Dans les histoires, les héros de légende se débrouillaient toujours pour avoir une mise impeccable quand ils sauvaient les damoiselles en détresse. La prochaine fois qu’il se lancerait dans ce genre d’aventure, Jack se souviendrait d’emporter un peigne.
Le regard scrutateur de Melli le mettait mal à Taise. « Mieux vaut ne pas traîner, dit-il en profitant de l’occasion pour se détourner. Craupe peut revenir à tout moment. » Il traversa la pièce d’un pas vif et ouvrit le passage secret. « Allons-y. » Après avoir attrapé un petit couteau à fruit sur la table, Melli le suivit hors de la pièce.
Jack préféra renoncer à gagner la sortie. Elle serait bien surveillée, et ils devraient passer devant la salle des gardes. Il ramena Melli vers le tunnel et Château Harvell. Une fois devant le tunnel, il fut soulagé de n’y voir briller aucune lumière. « Allez, dépêchons-nous », dit-il en entraînant Melli par la main.
Messire Maybor leva la main et tira sèchement sur les rênes. Les hommes qui venaient derrière lui firent halte à leur tour. Il se retourna pour leur faire face. « Nous camperons ici pour la nuit. » Le ton de sa voix décourageait toute question, aussi les hommes entreprirent-ils de dresser le camp.
Maybor mit pied à terre et s’éloigna dans les bois. Un peu plus tard, il entendit quelqu’un approcher ; il allait ordonner qu’on le laisse tranquille quand il reconnut la voix de son fils.
« Père. » Kedrac s’approcha. « Que s’est-il passé à l’auberge ? Pourquoi rentrons-nous à Harvell ? » Maybor ne se retourna pas ; il continua à fixer les ténèbres devant lui.
« Kedrac, je refuse de parler de ce qui s’est passé entre cette femme et moi. Sache simplement que j’ai de bonnes raisons de croire que Melliandra a été enlevée par les hommes de Baralis. Si elle vit toujours, elle est probablement gardée quelque part à proximité du château.
— Père, que vous a dit cette femme ? Si cela concerne ma sœur, je veux être au courant.
— Laisse-moi tranquille, Kedrac ! » La voix de Maybor vibrait d’une telle violence que son fils battit en retraite.
Maybor était environné par les ténèbres. Un vent glacial soufflait entre les arbres, et le ciel était sans lune. Le seigneur demeura immobile, songeant à sa fille, à son amour pour elle. Il lui avait imposé des fiançailles, certes, mais il ne lui avait jamais voulu le moindre mal. Et voilà que cette odieuse femme lui apprenait que sa fille avait été brutalisée et fouettée. Maybor secoua sombrement la tête et reprit la direction du camp. Une pluie dense se mit à tomber ; il accueillit cet inconfort avec joie.
« Où mène ce tunnel ? » chuchota Melli, un peu effrayée. Elle avait horreur du noir.
« Au château. » Jack la tira par la manche. « Allons, venez. Il ne faut pas qu’on nous surprenne ici. Regardez, au fond – cette lueur marque le bout du tunnel. Ce n’est plus très loin. »
Elle attendit que Jack lui reprenne la main ; il n’en fit rien. Pour masquer sa déception, elle partit au pas de course.
C’était agréable de se dégourdir les jambes après avoir été confinée pendant des jours dans un espace étroit. Le tunnel déboucha bientôt sur une longue salle rectangulaire. Jack entraîna Melli dans l’un des nombreux passages qui en partaient. La jeune femme voulut dire quelque chose, mais il l’en empêcha en posant un doigt sur ses lèvres. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’il savait où il allait.
Le chemin qu’ils empruntèrent ressemblait à un dédale de coudes et d’escaliers. Jack alluma une chandelle et Melli eut un aperçu de ce qu’elle traversait. Cette vision n’avait rien d’agréable : des pierres froides et humides, avec des mousses pâles proliférant dans les fissures. Melli restait à bonne distance de ces étranges végétaux ; l’idée d’en effleurer un la faisait frémir.
Ils parvinrent finalement à une volée de marches menant à une porte en bois. Jack demanda à Melli de l’attendre pendant qu’il s’assurait que la voie était libre. Au bout d’un moment interminable, au grand soulagement de Melli, il repassait la tête par l’ouverture et lui faisait signe de le rejoindre. Elle déboucha dans une immense salle au plafond bas, saturée d’une odeur de bière et de houblon. Ils se trouvaient dans la cave à bière.
Melli connaissait bien l’endroit. Enfant, elle y jouait à courir et se cacher derrière les immenses cuves, ou à faire rouler les tonnelets. Lorsqu’ils se faisaient surprendre, elle et ses amis se moquaient du maître brasseur et du cellérier – les pauvres n’osaient rien faire contre ces enfants de nobles et devaient se contenter de les pourchasser hors du cellier. Dans le souvenir de Melli, cette course-poursuite constituait le meilleur moment, à la fois effrayant et grisant – la crainte de se faire attraper se mêlait à l’assurance qu’elle ne courait aucun danger. Melli soupira profondément ; elle aurait bien voulu en être aussi sûre aujourd’hui.
Jack lui fit grimper une autre volée de marches jusqu’aux cuisines. Se promener dans le château la nuit n’était pas sans risque, à cause des rondes régulières des gardes. Aussi traversèrent-ils les cuisines en catimini, restant dans l’ombre chaque fois qu’ils le pouvaient. Un petit groupe festoyait dans la salle à manger des serviteurs, une joyeuse bande, trop soûle pour prêter attention au passage des deux fugitifs.
Une fois hors des cuisines, Melli et Jack pressèrent le pas. Ils prirent un couloir que Melli ne connaissait pas et qui s’achevait abruptement par une petite ouverture au ras du sol.
« Venez, nous allons devoir ramper, dit Jack en s’agenouillant.
— Pas question. Ce trou est beaucoup trop petit. » Jack ignora le commentaire et se glissa de force dans l’ouverture, les pieds en avant. « Où mène-t-il ?
— À la réserve à bois. » Jack se tortilla pour faire passer ses épaules. « Je venais me cacher là pour échapper à maître Frallit. »
Melli se pencha pour inspecter l’ouverture. Elle n’aimait pas l’idée de s’y glisser les pieds en premier. Cela manquerait de dignité, et Jack pourrait apercevoir ses jambes et ses sous-vêtements. Elle allait d’abord passer la tête. Melli s’allongea sur le ventre et poussa avec ses bras et ses pieds. Elle passait tout juste ; comment Jack avait-il fait pour s’y couler aussi aisément. Elle finit par s’extirper du trou. En se relevant, elle vit que Jack la regardait avec amusement. « Eh bien ! allons-y », jeta-elle sèchement.
Jack était sur le point de refermer la porte de la réserve quand une voix les héla : « Hé, vous là-bas ! » C’était un garde du château. Melli jeta un regard circulaire, calculant leurs chances de s’échapper dans les jardins. Le garde s’approchait rapidement.
« Jack, venez par ici et ne dites pas un mot. » Melli ouvrit les bras. Jack voulut protester, mais elle lui coupa la parole. « Tout de suite ! » Melli leva la tête vers lui et l’embrassa, insinuant sa langue humide entre ses lèvres. Elle sentit le corps de Jack se presser contre le sien et ses bras se refermer autour de sa taille. Le garde s’arrêta à quelques pas.
« Que se passe-t-il ici ? » demanda-t-il.
Melli posa la main sur la nuque de Jack et lui enfouit le visage dans son épaule.
« Je pourrais vous poser la même question, mon ami. » La voix de Melli était autoritaire et majestueuse. « Allez donc voir ailleurs. »
Le garde hésita, tâchant d’apercevoir le visage de Jack. Melli lui lança un regard indigné. « Désolé de vous avoir dérangée, ma dame, dit-il en lui adressant un clin d’œil.
— Vous le serez davantage si vous recommencez ! Veuillez nous laisser immédiatement. » Melli poussa un soupir de soulagement en le voyant se retirer. Elle se remit à embrasser Jack, surveillant le garde du coin de l’œil jusqu’à ce qu’il disparaisse.
Melli se détacha de Jack, consciente de sa réticence à la lâcher ; elle était déterminée à ne pas dévoiler la sienne. Rouge et hors d’haleine, elle se détourna et s’enfonça dans les jardins. Avant peu elle l’entendit courir pour la rattraper. « Où allons-nous, maintenant ? demanda-t-elle sans oser le regarder.
— Dans les bois », répondit-il.